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Le mardi 19, Salarnier examina les dossiers des deux décapités, en compagnie de Rital. La tâche était ardue : les rapports de la Brigade Fluviale ou du SRPJ étaient rédigés dans ce style économique, ultra-concis, presque pudique, qui vise à masquer l’échec momentané d’une enquête, la vacuité provisoire des conclusions proposées.
Le noyé de la Marne, sans sa tête, restait le plus mystérieux. À part un pantalon usé, on n’avait rien retrouvé sur lui. Les gendarmes supputaient que des « chemineaux » avaient détroussé le cadavre, avant de le rejeter à l’eau…
— Cheminots, s’étonna Rital, pourquoi ils en veulent aux gars de la SNCF ?
Salarnier ne put réprimer un sourire.
— Gros malin, dit-il, chemineau, c’est un terme désuet pour désigner les vagabonds, les clodos…
Les rapports de la gendarmerie étaient souvent émaillés de perles de ce calibre, mais Salarnier n’était pas d’humeur à disserter à propos du vocabulaire employé par… la maréchaussée, qui ne circulait plus à cheval et dont on n’apercevait plus les bicornes, mais demeurait attachée à cette terminologie obsolète, quoique chargée de poésie… Chemineau, c’était empreint d’un petit air de liberté, d’amour du voyage, que restituait si mal le vocable réglementaire, durci par l’abréviation de S. D. F. sans domicile fixe…
— À quoi vous pensez ? demanda Rital, en voyant Salarnier plongé dans ses rêveries.
— À rien… Alors, tu disais, tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il avait la cinquantaine, des mains d’intellectuel, des doigts de fumeur.
— Ouais, je lis le rapport : le médecin légiste a trouvé des brins de tabac sous les ongles. Les mains ne sont pas celles d’un ouvrier ou d’un paysan, ce sont des mains de pharmacien, de curé ou de bureaucrate, des mains qui ne maniaient jamais la pioche ou le marteau.
— Dis-moi, le bateau, il avait un moteur, et les moteurs, ça porte un numéro…
— Hé non, justement, le zodiac n’avait pas de moteur…
— Encore un coup de la SNCF, hein ? railla Salarnier.
— Il n’y a qu’un élément, que les gendarmes ont eu la flemme d’exploiter : le type souffrait d’une malformation de la jambe gauche. Le tibia était légèrement plus court, probablement à la suite d’une opération consécutive à une fracture. On n’a qu’une chaussure, l’autre s’est perdue.
Salarnier réfléchissait à ce dernier élément, quand l’inspecteur qu’il avait chargé d’éplucher le compte en banque du docteur Harville frappa à la porte.
— Alors ? demanda Salarnier.
— Rien, tout est nickel, les honoraires, les traites de l’appartement, l’assurance-vie, tout est limpide. Harville était un homme d’ordre. Assez radin : jeudi, cependant, il a tiré deux mille francs avec sa carte bleue. Fait exceptionnel : l’argent de poche lui était d’ordinaire fourni par Mme Harville, inspectrice des impôts de son état, vous voyez le genre ?
— Parfaitement ! c’est tout ce que tu as trouvé ?
— Oui, et croyez-moi, j’ai tout ratissé…
— Bon, soupira Salarnier, reprenons, Rital… le second cadavre, celui de la forêt de Sénart ?
Rital ouvrit le dossier et feuilleta les pièces.
— On n’a pas grand-chose non plus… dit-il. Le type était plus jeune, pas de maladie apparente. Ses dents étaient assez esquintées. Il portait des plombages, et un bridge, entre deux molaires. Vous voyez, c’est pas folichon…
— Non, reprit Salarnier, on ne peut pas dire, mais il faudra se contenter de ça ! Tu vois, dans les listes de disparus, un bridge, une malformation de la jambe gauche, hein ?
Rital acquiesça et quitta le bureau en maugréant.
Dès qu’il fut seul, Salarnier téléphona à Martine. Il dut attendre la quatrième sonnerie avant qu’elle ne décroche le combiné. Il lui proposa une sortie au cinéma, l’après-midi même.
— Et ton boulot ? s’étonna-t-elle.
— Rien à faire pour le moment, par contre, je rentrerai sans doute tard ce soir.
— Aucune importance, Isabelle m’a invitée au théâtre.
Isabelle était la femme de Patrick Lafont. Elle était parfaitement au courant, par son mari, de l’évolution du traitement que devait subir Martine, et lui proposait souvent de sortir en sa compagnie. Durant le mois d’août, Martine avait rejoint les Lafont dans leur maison de campagne du Lot. En juillet, Salarnier l’avait emmenée en Italie, visiter Florence, Rome.
— Où se retrouve-t-on ? demanda Martine. Ils se donnèrent rendez-vous dans un café de la place Saint-Michel. Avant de raccrocher, Salarnier chuchota un je t’aime rapide. La maladie de Martine provoquait chez lui de brusques bouffées de tendresse, une tendresse maladroite, impatiente, une tendresse qui jouait contre la montre. Faute de mieux, il lui disait donc qu’il l’aimait.
Et son amour se réduisait alors à sa volonté de ne pas la voir disparaître. Il éprouvait, trente, cinquante fois par jour, le besoin de conjurer la mort par quelque formule incantatoire, répétitive à la manière d’une prière, et les mots d’amour galvaudés remplissaient ce rôle.
À d’autres moments, Salarnier ressentait une colère sourde, égoïste, tout aussi irraisonnée, envers Martine, comme si elle avait voulu, par la menace de sa disparition prochaine, le punir d’une faute qu’il se reprochait, lors de ses nuits d’insomnie, d’avoir commise. Et il ne savait pas laquelle…
Parfois encore, et c’était un sentiment voisin, Salarnier éprouvait une violente répulsion physique envers sa femme, envers la saloperie qui avait planté ses crocs infects dans le sein de Martine et menaçait de tout gangrener. Il ne supportait pas alors de la voir ranger méticuleusement ses gélules multicolores avant de les avaler lentement, une à une, avec un petit mouvement en arrière de la tête.
En quittant le cinéma, Salarnier appela un taxi, et Martine y monta. Il resta sur le trottoir, près de la Fontaine Saint-Michel, à agiter la main en regardant la voiture s’éloigner. Du plat de la paume, il écrasa une larme qui perlait à sa paupière.
Patrick lui avait parlé très franchement : pour le moment, il n’y avait pas à craindre de métastases. Par contre, une anémie, et des complications infectieuses, ça oui, avait dit Patrick, « c’est classique ».
Et il avait ajouté que tout dépendait de ce qui se passait dans la tête de Martine. Elle était au milieu du fleuve : vers quelle berge était-elle décidée à nager ?
Un fleuve, songea Salarnier… oui, c’était cela, Martine était perdue dans la brume d’un marécage, et ne savait plus regagner la berge de la vie.
Il frissonna et se mit en route d’un pas rapide en se dirigeant vers le Quai. Il était plus de 18 heures quand il regagna son bureau. Du côté de la morgue, il n’y avait rien de neuf. Les employés n’avaient rien à dire à propos de Harville. Un monsieur affable, qui n’élevait jamais la voix. Il ne s’était jamais engueulé avec quiconque dans le cadre du travail. Bien entendu, l’inspecteur responsable de l’enquête sur place avait pu collecter quelques ragots concernant la profession de médecin légiste : les prolétaires de la mort étaient d’avis qu’il faut être un peu ravagé du ciboulot pour choisir une spécialité pareille. À moins qu’il ne s’agisse d’une vocation, auquel cas, c’est encore plus suspect…
— C’est tout, demanda Salarnier, t’as rien récolté d’autre ?
— Désolé, dit l’inspecteur, j’ai fouillé son bureau, il n’y avait que des bouquins de médecine, sauf ça…
Il montra au commissaire une revue pornographique sur la couverture de laquelle une créature rousse dévoilait des seins opulents…
— Ouais… dit Salarnier, il faut bien se détendre de temps en temps.
Dans le bureau voisin, il découvrit Rital attablé devant une abondante paperasse. Des piles de feuillets jaunis jonchaient le parquet.
— C’est pas encore informatisé, tout ça ? dit Salarnier.
— Oh, c’est en cours, répondit Rital, mais de toute façon, je sais pas me servir de la machine… Bon, j’ai retenu une vingtaine de candidats.
— Pour chacun des deux décapités ?
— Hé ! Parlez pas de malheur, vingt en tout… Salarnier tomba la veste et aida son adjoint à ramasser les feuillets épars. Ils remirent en ordre tous les dossiers et en conservèrent une pile.
Salarnier les compulsa rapidement. Il découvrit des portraits de braves gens, des pères de famille moustachus et replets, auxquels on aurait donné le bon Dieu sans confession et qui, un jour, s’étaient pourtant volatilisés sans que quiconque, depuis, ne puisse obtenir le moindre renseignement les concernant…
— Ceux-là, expliqua Rital en désignant un paquet de chemises marquées d’un trait rouge, ce sont ceux qui collent à peu près pour l’âge, et qui ont disparu dans l’année, sur Paris ou les départements limitrophes…
— Pourquoi t’as limité comme ça ?
— Parce que sinon, on n’en finit plus : je peux remonter dix ans en arrière, si ça vous fait plaisir… quand je saurai me servir de l’ordinateur !
— Alors, tu as des boiteux, là-dedans ?
— Deux : les voilà…
Salarnier s’empara des chemises que lui tendait Rital. 2031/ Portenoy Jean-Louis, et 2012/ Voivel René.
Portenoy était ostréiculteur. Il était venu en voyage à Paris, chez un de ses cousins, pour le persuader de s’associer à lui, afin d’agrandir son entreprise en aménageant de nouveaux parcs.
Il avait brusquement disparu au mois d’août, le 26. Un lundi… après un repas chez le cousin, Portenoy était parti se promener dans Paris. Le cousin habitait boulevard des Filles-du-Calvaire. Et, depuis le 26/8, Portenoy n’était réapparu ni à son domicile, à Oléron, ni chez son cousin. Son compte bancaire n’avait pas été débité. Les hôpitaux que la famille avait visités ne conservaient aucune trace d’une quelconque admission d’un dénommé Portenoy. L’épouse de l’ostréiculteur avait ensuite sillonné les institutions psychiatriques de France et de Navarre, en laissant une photo de son mari à chacune de ses étapes. Sans résultat jusqu’à ce jour. Portenoy était atteint d’une malformation du genou qui le faisait boiter.
René Voivel était commerçant. Il gérait une petite entreprise de marbrerie funéraire, à Thiais. Il était porté disparu depuis le 2 octobre. Un mardi. Le matin, il était allé à la banque régler ses affaires courantes, et l’après-midi, il avait annoncé à ses enfants qu’il partait faire un tour. Depuis cette date, on n’avait aucune nouvelle de lui. Comme dans le cas précédent, des recherches avaient été effectuées auprès des hôpitaux, sans aboutir. Le dossier indiquait que René Voivel était atteint de boiterie à la suite d’un accident de voiture. Le plateau tibial était raccourci sur un centimètre.
— On dirait que ça colle, pour l’un et pour l’autre… murmura Salarnier. Il va falloir prendre contact avec la famille. Il faut récupérer la chaussure, celle qu’on a retrouvée dans les taillis. Tu vas te charger de ça. Moi, je vais appeler à leur domicile…
— Ce soir ?
— Non, c’est déjà assez sinistre comme ça. On va pas débarquer chez ces gens la nuit pour remuer le couteau dans la plaie, alors qu’on n’est pas sûrs du coup. Ça se fait pas, des trucs pareils…
Salarnier se passa la main sur le visage, bâilla et posa sur le bureau les photos de Voivel et de Portenoy. Deux pères tranquilles, apparemment. Portenoy était âgé d’une cinquantaine d’années, ses tempes grisonnaient. Voivel avait un visage plus joufflu, un teint sanguin.
— Des gens sans histoire… dit Rital.
— Sans histoires, ou sans histoire, murmura Salarnier, avec un S ou sans S. Qu’est-ce que c’est l’histoire de la vie d’un ostréiculteur, celle de la vie d’un marbrier…
Rital fronça les sourcils. Salarnier rangeait les photos.
— Et pour l’autre, le cadavre de la forêt de Sénart ?
— C’est plus compliqué, répondit Rital. En cas de disparition, les familles signalent automatiquement une anomalie apparente, je sais pas, moi, des cornes sur le front, une troisième jambe, un œil derrière la tête, mais ils pensent rarement à mentionner les soins dentaires, les prothèses, les bridges, les couronnes. Faut les comprendre : quand on en est à se soucier de ce genre de détail, c’est que ça sent le roussi !
— Alors, qu’est-ce que tu proposes ?
— Rien. En principe, il faudrait prendre contact avec les vingt familles et leur demander si leur disparu portait un bridge entre deux molaires, à gauche ?
Salarnier hocha la tête. Oui, en principe, il fallait faire ça. Rouvrir de vieilles plaies, et ensuite dire aux gens : excusez-nous, c’était une erreur, ou pire : ne vous tracassez plus, votre disparu, on l’a retrouvé : il est mort…
— Fais voir la liste, avec les vingt noms. Salarnier lut la liste dactylographiée d’une main malhabile. Dargaud Antoine, épicier à Montrouge, disparu le 8/9, Alphonsy Julien, employé SNCF, disparu le 5/8, Pluvinage Robert, bijoutier, disparu le 14/7, Balembert Paul, disparu le 2/10, instituteur, Hrouda Patrick, sans profession, disparu le 18/6, Fadat Michel, pasteur (!) disparu le 30/4, Mesclin Jean-Louis, fonctionnaire à la ville de Paris, disparu le 4/9…
— Bien, conclut Salarnier, demain, il fera jour, on a toutes les chances de bousiller le petit espoir d’une Mme Dargaud, ou d’une Mme Balembert pour lui annoncer la mort de son mari…
— Hé hé, ricana Rital, une dame, une dame, c’est vite dit, il y a peut-être des pédés, là-dedans !
— Qu’est-ce que ça change, Rital ?
— Bah, ça change que…
Rital avait rougi. Il se mit à tripoter nerveusement la petite croix qu’il portait autour du cou.
— T’es un drôle de catholique, toi Rital, dit Salarnier, tu gobes les discours du Pape, mais tu aimes bien farfouiller dans les recoins cradingues… Moi, au moins, je crois en rien.
Ils se séparèrent sur ces mots. Rital était vexé. Salarnier s’en voulut d’avoir pris un plaisir certain à coincer l’inspecteur, à lui mettre le nez dans la fange de ses petits travers.